La Femme des 50s : l’incomplète silencieuse

Si en tant qu’épouse, elle n’est pas un individu complet, elle le devient en tant que mère : l’enfant est sa joie et sa justification.
Le Deuxième Sexe (1949), Simone de Beauvoir

Un malaise passé sous silence

On assiste dans les 50s à l’émergence de la seconde vague féministe. En France, Simone de Beauvoir ouvre la voie aux multiples combats de la femme, aux USA c’est Betty Friedan qui crève l’abcès en 1963 avec The Feminine Mystique, la femme et son « problem that has no name », ou la mystification du malaise féminin dans la société. Soumise à la très forte injonction sociale de se marier et de procréer pour devenir un individu complet, de plus en plus de femmes ressentent un mal-être que personne n’avait encore jamais vraiment démystifié.

Friedan ose mettre des mots sur cette crise profonde que vit la ménagère des 50s. Sa comparaison est extrême, mais peut-être contribue-t-elle à éveiller enfin les consciences :

« Il n’est que temps de comprendre que l’état de ménagère à lui seul crée chez les femmes un sentiment de vide, de non-existence, de néant. (…) Il n’est pas exagéré d »affirmer que la femme qui s’adapte au rôle de ménagère, qui grandit dans la seule ambition de n’être « qu’une ménagère », court le même danger que ceux qui par millions entrèrent dans les camps de concentration pour y trouver la mort – et que ceux qui, par millions, refusèrent de croire à l’existence de ces mêmes camps. »

La prison du quotidien

L’évolution technologique permettrait à la femme d’être enfin libre. Des machines la secondent pour nettoyer, cuisiner, être en toutes circonstances tirée à quatre épingles. Mais ces machines et ces guides comme celui de la « Perfect Housewife » ne font que conserver l’ordre établi et resserrer les menottes de la vie domestique.

Anne Sexton, écrivain américaine populaire dans les 50s, écrira de nombreux textes émanant du registre de la « poésie confessionnelle », traitant de l’intime, des tabous, et tout ce que les femmes devraient garder pour elles. Elle utilise un vocabulaire propre aux objets du quotidien, à l’univers de la femme résumable à quatre murs roses et une liste de corvées, tout en y incorporant un registre très organique, parfois lyrique, levant le voile sur les désirs et troubles féminins : sexualité, masturbation, menstruations, en quoi corps, identité, amour et mort sont intrinsèquement liés.

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Housewife

Some women marry houses.
It’s another kind of skin; it has a heart,
a mouth, a liver and bowel movements.
The walls are permanent and pink.
See how she sits on her knees all day,
faithfully washing herself down.
Men enter by force, drawn back like Jonah
into their fleshy mothers.
A woman is her mother.
That’s the main thing.
Anne Sexton

Une relation complexe et pathologique à l’enfant

Sylvia Plath, poétesse américaine de la même époque, traversa les mêmes épreuves que sa consoeur Anne. Toutes deux aspiraient à une brillante carrière littéraire et ne voulaient pas tirer une croix sur l’amour et la vie de famille. Elles eurent les deux, mais leurs vies furent ponctuées de dépressions, d’épisodes suicidaires qui finirent par mettre un terme précoce à leur existence.

Toutes deux aimaient leurs enfants mais leur vie émotionnelle était atrocement complexe et douloureuse, faite d’amants, de tromperies, de jalousies et de parano possessive. Pour Sexton, l’enfant était une relation-miroir, elle témoigne de cette quête d’elle-même à travers la progéniture dans « Double image » où elle affime : « I made you to find me ».

Plath, voyant aussi ses enfants comme l’extension d’elle-même, songeait parfois de manière romantico-morbide à l’infanticide :

« Each dead child coiled, a white serpent,
One at each little pitcher of milk, now empty.
She has folded Them back into her body as petals
of a rose close… »

Ses enfants sont fracturés, fragmentés et recollés à travers la rose… morte. L’enfantement et la mort semblent être intimement liés, et l’identité féminine ne peut être complète que via la mort de l’enfant. Leur incapacité à être des mères, non pas modèles, mais ne serait-ce que saines, révèle une relation à elles-mêmes particulièrement tourmentée et morbide.

Ces poétesses sont un exemple extrême de ce que la maternité pouvait magnifier comme troubles identitaires. Et dans une société où l’enfantement était un diktat, combien de femmes se sont formées/déformées dans la prison dorée des quatre murs d’un foyer ?

Notre réinterprétation du « problem that has no name » 

Volontairement, nous avons souhaité que ces photos soient situées en extérieur, pour témoigner d’une impression de liberté, de choix. Ici la mère typique des 50s est photographiée avec son « enfant », son extension, et semble être au carrefour de sa vie. Va-t-elle prendre une décision abrupte et violente telle la vague déterminée derrière elle ?

Le reste pourrait être vu comme un caricature, et il est vrai que nous avons beaucoup ri lors du shooting. Mais il y a, je pense, quelque chose de libérateur dans l’expression du tabou, de ce qui « ne devrait pas » être…

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Influences

 

4 commentaires Ajouter un commentaire

  1. Hello ma belle,
    merci pour ce bel article enrichissant !
    J’ai d’ailleurs relu Le deuxième sexe il n’y a pas si longtemps pour un séminaire sur le gender !
    à très vite,
    Chronique Bordelaise

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    1. Merci à toi !! Houuu super c’était un séminaire à la fac de Bordeaux ? Car j’ai eu quelques cours en Master (recherche littérature anglophone) sur le gender à la fac de Bordeaux, c’était vraiment passionnant 🙂 à bientôt !!

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  2. Guillaume dit :

    Hi ! Je trouve le génial poème d’Anne Sexton très évocateur d’une réflexion rarement menée dans le discours féministe : l’extension symbolique du corps et la limitation de sa circulation. Une maison est bel et bien un second corps symbolique, elle nous protège comme une seconde peau, stocke ou élimine notre nourriture, etc… Un enfant est une extension de notre propre corps en le sens qu’il faut le nourrir, le nettoyer, … Ces extensions, foyer ou enfant, (dé)limitent la circulation dans le monde de notre propre corps. Et particulièrement dans les années 50, de celui de la femme. Son corps a, en quelque sorte, pris racine (j’ai commencé à écrire une chanson qui s’appelle « dendromorphie » à ce sujet d’ailleurs). Le décor de la plage pour votre shooting est à mon sens très bien vu pour ça : il offre un horizon lointain, un espace quasi illimité à la femme qui abandonne son rôle de rhizome.
    Le « malaise silencieux » ne persiste-t-il pas de nos jours parce que la mobilité corporelle reste un non-dit ? Certes la natalité se porte on ne peut mieux, et en ce sens, peu de choses ont changé. Mais les femmes ont davantage d’activité professionnelle hors du foyer, et revendiquent de plus en plus une identité sociale ou corporelle différente de la « housewife » (qui est elle-même devenue un personnage caricatural). Tout devrait aller « mieux ». Pourtant, elles restent typiquement plus sédentaires que les hommes (pas toujours vrai, mais dans l’ensemble oui), ou travaillent dans des environnements plus restreints, ou persistent à se lier davantage que l’homme à leur enfant. En somme, leur « corps étendu » reste plus limité. Sciemment ou non, la réflexion sur la beauté du corps dans les media ou la publicité divertit de cette réflexion sur la portée du corps – plutôt que son apparence. Et, de mon point de vue, le malaise persiste, parce qu’il touche à un besoin fondamental : celui de liberté, ou plus précisément, celui d’identification de sa propre portée dans le monde. On en parle peu me semble-t-il, ce qui fait de votre shooting un message bienvenu, peut-être pas dans le sens premier qui saute aux yeux, mais pour moi dans le « déracinement » qu’il évoque.

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    1. Merci pour ton magnifique et constructif commentaire. Quel plaisir !
      Ton analyse est absolument pertinente par rapport à la notion d’identification féminine à un corps macrocosmique tel qu’un foyer, une maison. Et une extension via la progéniture. En effet cette réflexion « méta » était rarement menée à l’époque, et encore peut être trop peu aujourd’hui ? Pourtant elle définit de manière si prégnante nos rapports aux autres, à nous mêmes, et au besoin ou pas d’indépendance et d’affirmation (féministe en un sens oui). J’adore l’image du rhizome.
      C’est exactement ça !

      Et je suis vraiment d’accord avec la deuxième partie de ton message aussi : les réflexions soulevées sont très pertinentes. Je crois que même si sciemment les femmes en majorité limitent leur incidence sur le monde et donc les mouvements globaux de leurs corps, c’est peut être car elles se sentent responsables d’une forme de passation des traditions / de l’héritage génétique / culturel ? J’ai vraiment le sentiment que beaucoup de femmes se « cantonnent » à un espace plus restreint afin de perpétuer les traditions, car elles l’ont appris ainsi ? Car elles sont liées biologiquement à leur enfant ? Car elles se sentent le devoir instinctif de les protéger et donc de rester là pour eux ?

      C’est vrai que les notions de liberté et de déracinement sont vraiment présentes dans ce shooting et en effet pas forcément orientées en ce sens au départ mais j’aime le fait qu’on y voit d’autres interprétations! Se positionner en tant que sujet dans le monde et analyser sa portée sur ce dernier c’est une chose indispensable pour tout être humain, mais aussi une chose qui semble s’apprendre après avoir désappris le statut d’objet il me semble. Les femmes avant étaient objectifiées sans cesse et aujourd’hui comme tu le dis, les images que l’on a d’elles dans les médias nous divertissent des vrais questionnements existentiels. Et on se focalise sur un aspect très objectifiant à nouveau : la beauté et comment cette dernière est perçue par tout un chacun, conditionnée par le regard d’autrui.

      Mais peut être que le déracinement permet ce désapprentissage ? 🙂

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